Sans faute

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-Dommener t’a encore inscrit au stage PAOAD902, m’avertit Sophie en passant sa petite tête à lunettes par la porte entrebâillée de mon bureau.

- Je n’irai pas.

Pour Améliorer l’Orthographe des Agents Défaillants. Corriger la grammaire, prononcée géminée, bien entendu, gram-maire, pour bien faire sentir la maîtrise, même à l’oral, diphtonguer dès que possible, tirer les liaisons z’en nœuds de chaise, badiner avec le ne explétif, n’en veux-tu, n’en voilà. Mais, moi, je ne veux pas améliorer mais détruire.

Pour moi une bonne orthographe est une orthographe dysmorphique. Je veux la dissoudre, l’éclater, la broyer. Graphie, comme écriture. Je suis une graphitose, une graphogite, un graphome… la salmonelle du Bescherelle.

Je suis un graphillon, taggeur de dossiers amassés, trieur de données. Mon métier n’est qu’un travail, un gagne-croûte, un ramasse-miettes sans projection, fonction, information, rédemption.

Je lis : factures d’eau, de gaz et d’électricité, le journal TV.

J’écris : sur mon portail, « Atension aux chyen ».

J’instruis : les dossiers des impayés. Notes de service, notes de frais.

Je m’octrois ma petite liberté : massacrer les mots, faire sauter les touches du piano, désaxer le syntagme. JE suis le Créateur de désaccords au sein des groupes (verbaux, nominaux, adjectivaux, vitraux, cheval, chevaux).

« Madame Vaufrey, some dût : 2139. Vairsseument otorizer le 28/10 ». Dommener s’en ronge les phalanges. Pas un chiffre faux, pas une lettre juste. Une obsession : m’orthoranger, m’orthodresser, m’orthoriser à exister. « C’est proprement inadmissible dans notre administration. Pensez ! Un gratte-papier qui ne sait pas orthographier ! »

Trois rapports trônent sur le bureau de Dommener. Elle menace de tout envoyer à la hiérarchie. Cahiers de doléances dans lesquels sont soulignées avec application chacune de mes inventions, litanie du progrès non avenu ni même voulu, invocation des apôtres : Littré, Larousse, Robert.  La Trinité du bar du coin ! Tiens donc Robert, tu sais d’où vient la bière ? Et cet imbécile de nous bassiner : «  Origine incertaine. Première apparition dans un texte officiel en 1453. Mais cela vient-il du latin bibere (boire) ou de l’anglais barley (orge) ? Dans le doute, nous préfèrerons l’utilisation de cervoise. » Eh, Robert ! Tu sais où va la bière ? Il prit un gros livre et le remplit et le donna à ses disciples en leur disant : prenez et lisez car ceci est la règle qui va vous emmerder pour les siècles des siècles. Et tous les ans, ce livre est réécrit, mis à jour, augmenté, compliqué. Tout ça à cause d’un homme. Ce satané ulcéré, l’Iscariote de la langue, le grand réformateur. Claude Favre de Vaugelas. Sa naissance à Meximieux, mot compte triple,  lors d’une sombre journée d’hiver sonne le glas de toute liberté linguistique. Au lieu d’écouter le peuple de sourds et de bègues, le baron de Vaugelas a auditionné les ortolans. Il en a tiré les règles, les Remarques, si vous voulez bien remarquer, n’est-ce pas. Il a pollué notre langage de ses observations erronées jusqu’à la quintessence du système. Les traces de son œuvre remplissent ma vie et m’écoeurent.

J’en ai des migraines terribles.

Souvent des fulgurances, des éclairs verbaux traversent mon cerveau. Suspendu au-dessus d’une énième lettre de recouvrement, penché sur mon clavier, je vois les mots se mélanger. J’imagine alors quelle serait la langue sans ce triste sire. Quel serait ce jardin naturellement resplendissant sans les coupes du besogneux horticulteur ? Je distingue une chimère anarchique, une tour abolie, tout un joyeux piaillement sans limite où tout ce qui est beau se lit dans un sourire. Sans règles, sans règles, sans loi ! Oh, ma tête, parfois, semble éclater de joie. Sophie entre pour m’annoncer que la patronne m’attend dans son bureau. Je lui lance un clin d’œil complice mais une douleur crânienne aussi inattendue qu’intense me terrasse à mon poste de travail. Beaucoup d’agitation autour de moi. Ma collègue babille, Dommener ânonne et je perds connaissance.

Je me réveille au paradis. Autour de moi, des anges blancs. Sophie est livide. Dommener, blafarde, s’entretient avec un médecin. Les mots, les sons même, virevoltent, incohérents, incontrôlables, autonomes ! Le galimatias du docteur me fait rire. Sous les regards mi-amusés, mi-navrés du trio, je m’exprime dans un charabia qui m’est familier. Ma langue-mère. Mes mots. Ma création. Les anges se mettent à claquer de la bouche, sifflent comme des serpents, se frottent les lèvres, gloussent du gosier. Chacun parle sa langue et, même si nous ne nous comprenons plus, nous sommes libres, enfin !

 

*

 

-          L’aire du langage a été fortement touchée, explique le neurologue.

-          C’est terrible, murmure Sophie, les lunettes embuées.

-          Il lui faudra sûrement, souffle Dommener, de nombreuses séances d’orthophonie.

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T
<br /> <br /> <br /> La solitude du poète pèse comme un terrible et merveilleux<br /> fardeau,<br /> <br /> <br /> épuisant joug à l'inacceptable légèreté,<br /> <br /> <br /> scellant l'intimité du dialogue cœur à cœur avec le<br /> Mystère,<br /> <br /> <br /> où le Vivant chuchote l'Appel et l'Ivresse.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  vertigineuse chute ! <br /> <br /> <br /> bien peu d'aspérités ! qu’irréductibles altérités<br /> !<br /> <br /> <br /> ne pas se retenir !<br /> <br /> <br /> ni se reposer dans le regard de<br /> l'autre !<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> toujours plus tomber dans la nuit,<br /> <br /> <br /> et, de loin en loin l'écho d'une autre<br /> chute,<br /> <br /> <br /> qui nous dit comme à bien-tôt et à-Dieu,<br /> <br /> <br /> en un merveilleux rendez-vous à l'inlassable Nouveauté.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Oh ! terrible Trésor de l'infinitude.<br /> <br /> <br /> <br /> <br />
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E
<br /> <br /> Merci Thierrry pour le partage, qui souligne le soutien que les poètes se portent les uns aux autres. Amitiés.<br /> <br /> <br /> <br />
T
<br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Pour Evelyne,l'ultra violette, je cueille et caresse une fleur de "peau-aime" poussée dans mon pré pas si loin ...<br /> <br /> <br /> ... inspirée par cette si joli phrase en son coeur de nouvelle germé : "Chacun parle sa langue et , même si nous ne nous comprenons plus, nous sommes libres, enfin !"  :<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> L<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> a solitude du poète pèse comme un terrible et merveilleux fardeau,<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> épuisant joug à l'inacceptable<br /> légèreté,<br /> <br /> <br /> scellant l'intimité du dialogue cœur<br /> à cœur avec le Mystère,<br /> <br /> <br /> mère où le Vivant chuchote l'Appel<br /> et l'Ivresse.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> V<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> ertigineuse chute<br /> ! <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />
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