Quintet de Frédéric Ohlen ou L’art du Träumen

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Quintet évoque l’une de ces boîtes à merveilles, menus objets et fleurs séchées qui nous emmène très loin, à l’ouverture, dans les replis de la mémoire, et que l’on referme à regret en respirant encore les effluves du souvenir.

Le roman serpente entre cinq personnages par le biais desquels nous prenons connaissance de bribes de leur vie au temps des premiers liens entre Européens et Océaniens, histoires et Histoire que nous recomposons. Mais chacun est aux prises avec un passé brûlant, des passions souterraines, une soif inexprimable, des visions éprouvantes. Ainsi, le récit va bifurquer à loisir, créant un véritable système nerveux, ramifié de toute part. Mais l’ensemble forme un tout parfaitement maîtrisé.

Revenons à ces vaisseaux capillaires, qui font toute la dentelle du roman. A l’intérieur de chaque partie dédiée à un personnage, il y a une mise en abîme qui peut souvent en cacher encore une autre jusqu’à créer tout un réseau de sens.

La première est Maria, la sage-femme des brousses. C’est une aventurière européenne du XIXème siècle, entière dans l’action, la médecine. On l’imagine proche d’une Marie Curie, toute à la science, à la pratique, à la dévotion, dans l’oubli d’elle-même, de ses forces. Mais du fond d’elle remontent des comptines allemandes, des souvenirs, la nostalgie d’une âme embarquée, d’une plante qui repousse partout, et s’enracine parce qu’elle ne sait rien faire d’autre que vivre. A cet égard, Maria est une herbe sauvage. Elle est aussi le souffle, celui qu’Heinrich lui a redonné, celui qu’elle a insufflé à Thiosse son fils kanak adoptif. L’élément air. « Front contre front. Souffle dans souffle. » (page 33)

Le feu peut représenter Heinrich, le franc-maçon. Un homme brûlé par son passé, qu’il croit loin derrière lui mais « le feu qu’on avait cru éteint rampait encore dans les soupentes » (page 76). Il veut construire. Il se voue à sa passion humaniste. Il veut (se) reconstruire. Mais si le feu assainit, il détruit aussi. Son projet d’école en Nouvelle-Calédonie se concrétisera avec l’arrivée de Gustin, l’instituteur, un homme qui, sous l’égide de l’élément liquide, va dispenser le savoir européen. Son enseignement est comme l’eau, sale ou propre, qui s’insinue partout, pas une de ces « giboulées glacées » (page 121), non, une eau douce, sûre de sa crue. « Oui j’en suis sûr, tôt ou tard, l’eau viendra » (page 288). Gustin est complémentaire d’Heinrich : ces deux promeneurs ne seront plus solitaires « devisant et marchant à la nuit tombée » (page 121). Le capitaine Rieu, le dernier à prendre la parole, partira sur les traces de Fidély, pour rechercher la vérité. C’est un homme, dont chaque pas retentit sur la terre au cliquetis de ses éperons de cavalier sans cheval.

L’air, le feu, l’eau, la terre… Fidély, cet enfant de paix, qui parle toutes les langues, représente quant à lui la quinte essence. Tous ces personnages vont entrecroiser leur route, leur destin et leurs rêves. Dans les réseaux internes des histoires racontées pour endormir (ou réveiller…) le petit Thiosse, dans l’effroi des cauchemars, dans les lettres porteuses d’espoir, dans les rêves racontés par les uns et les autres, parfois à dessein, parfois comme par inadvertance, on trouvera les désirs et les peurs qui forment l’âme d’un être, ou d’un livre. « L’homme n’est jamais que le rêve d’une ombre. » (page 314)

Par une sorte de capillarité, Fidély se gorgera de tous ces éléments. Il a pu se libérer de ses chaînes d’esclaves mais il va se retrouver pris in die Bande der Sprache, dans les liens du langage.  Car si ce que l’on ne peut pas nommer devient invisible (comme pour Gustin page 255), ce que l’on peut nommer se révèle et Fidély, éponge à rêves, mots et souvenirs, deviendra le réceptacle du savoir. Jusqu’à l’implosion.

Les voix, qui s’entremêlent, qui s’entrechoquent, s’élèvent pour former une forêt dense. Une forêt de voix. En effet, les cinq personnages qui composent Quintet de Frédéric Ohlen ne sauraient dissimuler tous les échos, citations et inspirations qui tissent l’œuvre. La référence aux Mille et une nuits page 320 se pose comme une évidence : outre la multiplicité des récits enchâssés, la porte secrète de la caverne d’Heinrich ne s’ouvre qu’aux initiés. S’il ne fallait qu’un livre pour écrire une thèse sur l’intertextualité, ce serait Quintet. Porté par l’immense érudition de son auteur, le palimpseste semble inépuisable à l’étude et densifie encore le roman. Et c’est bien à cela qu’on reconnaît la littérature : à la quête du sens qu’elle induit en nous et qui s’enrichit à chaque nouvelle lecture, nous engage de plus en plus profondément.

 Le poète est toujours tapi dans l’ombre du romancier et l’on aime voir ici une note de Rimbaud dans un « dialogue matinal avec la déesse » (page 288), un dépit mallarméen qui a « lu tous les livres » (page 77), un univers baudelairien d’invitation au voyage (page 60). Oui « les livres poussent sur d’autres livres » disait Julien Gracq. Et sur un tel terreau, quel livre !

Toutefois, et là est la prouesse, l’écrivain a su allier la délicatesse littéraire et stylistique à l’art du conteur,  et l’on se plaît à suivre simplement les péripéties du récit.

Comme un (le grand) architecte, l’auteur a orchestré les sons, les visions, les goûts, les odeurs et les tessitures, les a ordonnés dans un roulis de mots qui renvoie aux éléments naturels et nous rapproche du but que semblent quérir ou percevoir tous les personnages du livre : l’éveil.

Suivez l’eau des phrases, frayez-vous un chemin parmi les sentiers d’histoires. Avec Quintet, Frédéric Ohlen nous emmène loin, là où les mots remplacent le rêve.

 

 

Evelyne André-Guidici

 

Publié dans la lectrice

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